Terres d’écrivains : la Mayenne d’Aurélien Bellanger
Aurélien Bellanger est un lecteur du paysage avant d’en être l’écrivain. Ou plutôt… Il est un relecteur du paysage par la lecture d’écrivains. Bref, Aurélien Bellanger est un obsédé du paysage. Arpenteur de la Mayenne, il nous dévoile ce département sans pudeur.
Propos recueillis par Eric Bonneau
J’ai grandi en Essonne. J’avais l’abstrait des villes nouvelles de vie banlieusarde, sans ancrage, avec des lotissements identiques. Le promoteur immobilier avait reproduit le même type de lotissement dans les Yvelines et l’Essonne. Aujourd’hui encore, faisant du vélo, je vois ma maison d’enfance à des mauvais endroits.
Mes parents viennent de Mayenne, toute ma famille est mayennaise. Je suis né à Laval où je n’ai jamais vécu. Ma grand-mère paternelle avait une maison non loin de Laval à Argentré. Argentré avec un é accent aigu, tous les villages du coin finissent avec un é accent aigu, c’est étonnant. Ma grand- mère était très tolérante, vivre à ses côtés était synonyme de liberté, j’en profitais. J’ai découvert ma terre d’écrivain un été, en lisant À la recherche du temps perdu. Cette lecture était un documentaire sur ma vie au village d’Argentré, tout était duplicable, ici c’était Combray ! Quelle expérience d’avoir lu Du côté de chez Swann là-bas.
Entre Combray et Argentré, l’apprentissage du territoire
Argentré était la reconstruction de Combray, un paysage littéraire. C’est lié, je crois, à l’hypnose légère du voyage ennuyeux en voiture. Je m’ennuyais comme tous les enfants en voiture. J’aimais bien regarder par la fenêtre. On accède à des états de transe très légère. Dans cette transe très légère je rejoignais ce que j’appelle faute de mieux : le grand discours indirect libre. C’est-à-dire un univers de discours autonome qui n’est pas totalement personnel et qui était très lié à l’expérience familiale, à l’ennui des repas du dimanche en famille en Mayenne. Les adultes parlent, je ne comprends pas totalement leurs références. Devenu adulte, j’ai compris que le monde qu’ils convoquaient n’avait pas grand intérêt et que leurs références étaient minables mais, vus d’enfant, tous ces noms propres charriaient un imaginaire prodigieux et j’étais plongé dans le monde littéraire. J’ai mis longtemps à combler ce hiatus entre la certitude qu’il existait un monde littéraire associé à ce territoire et sa reconquête progressive par ma capacité d’écriture. Pour le dire simplement, la raison pour laquelle je voulais être écrivain était que je voulais rejoindre cet état lié à l’existence de ce lieu.
Si bien que je n’ai jamais fait d’enquête. J’aime beaucoup raconter des vieilles histoires ou des histoires avec des personnages du village, un peu mythiques, mais jamais je n’interroge mon entourage, jamais il ne me serait venu à l’esprit d’interroger ma grand-mère. J’avais peur, comme un anthropologue fou, que mon imaginaire soit faussé. Je voulais que les choses me reviennent comme dans mes souvenirs brumeux d’enfance, c’était important de préserver ça. C’est très drôle d’avoir un idéal romanesque aussi fort. Une chance et un handicap car le métier n’a pas grand-chose à voir avec ça, un conflit fascinant.
Dans mes souvenirs d’enfance c’était un paysage opaque. Ma grand-mère dirigeait l’entreprise de négoce en grain transmise par son mari, mon grand-père que je n’ai pas connu. Les silos à grain étaient en centre-ville comme le pont-bascule, juste en contre-bas. Cette chose de toit rouillé qui avait un côté ruine post-industrielle était le deuxième point culminant après le clocher. D’une certaine façon, cette chose m’appartenait en tant que seul fils de mon père qui était le seul fils de son père, un micro-prestige familial. Donc, de très loin, on voyait cette chose qui donnait un caractère de féérie bourgeoise. En fait il n’y a pas eu du tout transmission dynastique mais le fantasme existait quand j’avais 8-10 ans, pour s’en moquer : je disais qu’il y avait le joli clocher et le truc rouillé.
Il y a un truc d’échelle, tout est petit en Mayenne mais pas non plus mignon.
On est sur le synclinal de Laval, une sorte d’enclave, une quasi plaine, le dernier contrefort du massif armoricain donc c’est très plat avec des routes nationales très rectilignes, des lignes droites qui pointent sur des clochers. D’Argentré on voit le clocher de Soulgé, de Soulgé celui de Vaiges. On voit pendant 6 ou 7 km ce point à l’horizon. Ce truc géographique de point haut a ce charme très lié à la Mayenne du milieu.
Pour revenir à Proust, j’ai vraiment connu la révélation que le côté Combray et le côté de Guermantes communiquaient, ces chemins qui partent de chaque côté du village. Sur le tard j’ai découvert que les chemins communiquaient. Quand on est petit on fait 3 kilomètres, quand on est grand on en fait 15 alors on découvre que ça communique. C’était vraiment une révélation, on était dans un paysage sans carte. Je suis très frustré de cartes. Il y avait chez mes grands-parents une vieille carte du département, une carte datant de la 3e république.
Plus tard, je me suis procuré la carte IGN bleue sur laquelle j’ai tracé mon premier grand trajet à vélo. J’avais relié Argentré à Sainte-Suzanne et retour, avec ma grand-mère, c’était ma première grande distance à vélo, 50 km, et maintenant je suis obsédé par ça. J’étais content de l’avoir fait, j’avais 11 ans, j’ai encore la carte. Ma grand-mère m’apprendrait à voir des châteaux. Il y avait des châteaux un peu cachés dans la vallée de la Jouanne, pas dominants mais on voit quelques toits. On peut tirer des azimuts.
On parle d’une époque sans application de cartographie. Je me souviens, il y avait un plan de village sur la place de l’église que j’avais photographié car je trouvais cela important. Ça me permettait de comprendre qu’il y avait une lecture du paysage comme il y a autre chose sous le paysage. En géographie, le nord Mayenne s’oppose au sud Mayenne. Le sud Mayenne s’ouvre sur l’Anjou avec ses grands openfields, au nord Mayenne on est déjà dans le bocage normand. Le village d’Argentré est à cheval sur ces deux paysages. D’un côté, des petits champs encore en bocage, et de l’autre, de grandes exploitations et ça très tôt je m’en suis rendu compte.
Paysage de la Mayenne
Une cartographie mentale
Il y a une chose du paysage rural, les dessins des chemins de fermes qui forment des arborescences, souvent des impasses. Des impasses très labyrinthiques, derrière se cache un paysage, comme une sous-carte dans la carte. On n’y va jamais car des impasses mais on sait qu’il existe un monde lié à ces fermes. Du fait du métier de mes grands-parents, l’espace était découpé en noms de ferme. C’est quelque chose qui a marqué mon imaginaire d’enfant. Il y avait une bonne centaine de fermes avec le gars du Petit-Nazé, le gars du Grand-Nazé. Voir les noms écrits pour la première fois est très singulier, le Petit-Nazé, le Grand-Nazé, les Roches, Vaucornu, La Chevalerie, le Petit-Savignié, le Grand- Savignié. Quand j’étais petit et que je trainais dans les bureaux, comme l’on ne savait pas quoi faire de moi, on me faisait classer des factures, je ne sais plus sous quel classement mais j’adorais ça, ma première expérience des noms de lieux. J’ai même gardé un carton de duplicata de factures, de bonnes archives que je n’exploiterai sans doute jamais.
Autre chose d’hyper important avec ce paysage mais je l’ai su très tôt, il y avait des chemins récents du fait notamment de la création d’une autoroute qui passe au ras du village. J’ai très vite compris, et c’est assez décisif comme expérience, que je ne suis pas dans un immémoriel vrai mais dans un immémoriel fictif. Cette route, ce chemin n’ont que 20 ans. Il y a eu le remembrement puis l’autoroute et la ligne de chemin de fer à grande vitesse qui ont façonné ce paysage.
Le paysage est percé de pointes de modernité
Mon premier roman vraiment consacré à la Mayenne c’est L’aménagement du territoire qui raconte parallèlement à l’autoroute le percement d’une ligne à grande vitesse sur l’axe Paris-Rennes. Plus j’enquête et plus je découvre que c’est une géographie fictive qui se donne comme le conservatoire d’une France rurale inchangée.
Comparaison entre les photographies aériennes actuelle et du milieu des années 2010 montrant les travaux de construction de la ligne à grande vitesse Paris-Rennes (sud d'Argentré).
En vérité c’est un hinterland de petits propriétaires terriens post-révolution qui ne sont pas des grandes familles terriennes, car l’aristocratie mayennaise comme les Montmorency-Laval sont déjà intégrés au faubourg Saint-Germain. Cette petite aristocratie post-chouans, devenue noble à la toute fin 18e après la crise contre-révolutionnaire va reconstruire une Angleterre idéale. On va reconstruire des châteaux. Il y a beaucoup de châteaux du 19e ou remaniés au 19e, une sorte d’anthropologie déjà périmée. La Mayenne est considérée comme une sorte d’utopie antimoderniste avec une volonté d’immuabilité et une notabilité qui veut y croire. Cette ancienne région du Maine se divise d’un côté en une Sarthe plus industrielle avec des traditions d’inventeurs, des ingénieurs au Mans et de l’autre la Mayenne qui ne s’industrialise pas, sans immigration, avec un cachet vieille France. Elle connaitra une industrialisation ratée avec les fours à chaux. Ils ont de la houille de mauvaise qualité. Ils entaillent des collines de calcaire qu’ils chauffent pour chauler les champs. Le sol comme vision préindustrielle très physiocrate de l’économie du 18e.
Les plus spectaculaires fours à chaux sont à Louverné. La plupart sont des sortes de donjons en ruine à l’abandon mais à Louverné il y en a une dizaine de rangs avec des bouches et des rampes ferroviaires. On trouve même un coron de quelques maisons à Saint-Georges de Fléchard. Comment l’archaïque cache de la modernisation, ultra typique ici. Par exemple, en bordure de la Mayenne mais dans la Sarthe se trouve le village de Brûlon où les frères Chappe réalisent la première expérience publique de communication à distance entre Brûlon et Parcé, ce qui deviendra le Télégraphe de Chappe. J’ai parcouru la distance entre les deux points, une motte castrale et une ruine de château que j’ai visitée malgré sa dangerosité. Je me suis rendu compte du changement d’échelle, ça ne faisait que 14 km entre les deux points à vol d’oiseau donc beaucoup plus à vélo.
La destruction des paysages se fait ici aussi
Le paysage est une ressource mais je ne crois pas à l’influence d’une terre sur l’écrivain ou alors d’une influence dialectique du territoire sur un écrivain. La Mayenne a peut-être un goût de modération, comme le journal quotidien régional. On s’ennuie mais on ne déteste pas s’ennuyer de cette façon, même le papier, le papier qui rend bien quand il y a de l’humidité. Je pourrais trouver facilement des analogies.
J’ai acheté une maison dans le synclinal de Laval, même géographie qu’Argentré, avec également des grottes dans un calcaire fossile creusé tardivement. J’explore les paysages de grottes entre les vallées de la Jouanne et de l’Erve. On compte une centaine de grottes. Il y a un spécialiste des grottes de la Mayenne. J’ai son livre que je connais par cœur. Mon obsession du moment est d’aller vérifier qu’elles existent toutes, j’ai un carnet moleskine où je les recense. Après je ferai les fausses grottes avec les répliques de la grotte de Lourdes, une obsession du Grand-Ouest pour l’évangélisation du bocage et ne pas laisser les Rouges gagner. Par ironie on a donné au département une forme presque rectangulaire comme le projet originel des départements proposé par l’abbé Sieyès à l’Assemblée nationale en septembre 1789 pour diviser les provinces aux particularismes trop affirmés.
J’ai dessiné des dizaines de fois la carte géologique de la Mayenne mais je suis un autodidacte, je n’ai pas les connaissances structurelles profondes, donc je la redessine toujours de la même manière. Comme si je n’apprenais pas, je m’émerveille d’une géologie tous les deux mois. Je n’accède pas au niveau de connaissance. Comment passe-t-on d’une géographie impressionniste à une géographie structurelle ? C’est compliqué, ça implique de la connaissance de la chimie des roches que je n’ai pas du tout. Un truc marrant avec la géologie de la Mayenne, le massif collinaire de Coëvrons est inidentifiable ! Les Coëvrons on ne sait pas ce que c’est, des montagnes qui culminent à 300 m. Il y a un pas, un col de rien du tout, il n’y a que moi qui l’appelle un col, ce creux se voit de très loin, il y a une petite ligne bleue. Le point culminant du massif armoricain est en Mayenne c’est moins spectaculaire car il y a une couverture forestière. J’ai aussi découvert la forêt de Charnie avec des roches acides granitiques issues de l’épanchement d’une grande cuesta entre Alençon et Sillé-le-Guillaume. Je suis obsédé par les reconstitutions paysagères, j’ai acheté tous les bouquins d’archéologie locale.
J’ai un fantasme absolu d’érudition. Je pense qu’à ma mort j’aurai la plus grande bibliothèque privée sur la Mayenne. Le travail de romancier est lié à l’érudition … je crois. J’ai également un fantasme d’exhaustivité, je veux parcourir toutes les routes de la Mayenne à vélo. Je veux la réouverture des chemins, il n’y a plus de chemins. Je me bats avec des ronces, le territoire laissé au randonneur est très succinct par rapport à ce qu’il pourrait être. Au bout d’une semaine j’ai fait tous les chemins. Les anciens chemins servent de décharges agricoles et je le dis sans jugement de valeur. D’ailleurs les déchèteries deviennent socialisatrices, la nouvelle place du village, l’endroit où l’on se retrouve.
Je n’ai pas de nostalgie, peut-être, parce que le paysage change très modérément. J’ai une inquiétude avec une très grande carrière car elle grandit, deux fermes ont disparu sans laisser de bruit, c’est très bizarre. Cela n’a l’air de rien mais ça donne une idée de ce qu’est le capitalisme quand il dévore un paysage. Il y a aussi un endroit, on le voit entre Vaiges et Saint-Pierre sur Erve, avec un trou qui grandit de plus en plus. Là il y a un machin qui avance, qui rend visible l’anthropocène.
Finalement je suis sur un statut hybride, pas vraiment mayennais. Je surjoue le fait d’être mayennais mais là-bas on m’appelle le parisien.
Comparaison de prises de vues aériennes récente et des années 50-60 sur le site actuel de la carrière de Voutré
Propos recueillis par Eric Bonneau
Les conseils de lecture d’Aurélien Bellanger
Inventaire des outils à main dans une ferme, Jean-Louis Trassard
Les Chouans, Honoré de Balzac, même si le roman se situe à 5 km de la Mayenne précise Aurélien Bellanger
À paraître en octobre 2025 : Grottes, baleine, révolution, Aurélien Bellanger, essai sur les grottes de la Mayenne