Plongée aux archives

Terres d’écrivains : l’Eure de Michel Bussi

Romancier à succès mais aussi géographe, Michel Bussi nous parle de son territoire de cœur, situé entre Louviers, Manoir-sur-Seine et Pont-de-l’Arche. Cette région contrastée témoigne des grandes transformations de l’industrie française, comme de l’essor d’utopies urbaines dans les années 1970. Elle a également nourri la fibre sociale au cœur de ses polars.

Publié le 22 octobre 2024

Temps de lecture : 10 minutes

Né à Louviers en 1965, géographe de formation et professeur à l’Université de Rouen, Michel Bussi se consacre pleinement à l’écriture de romans depuis 2016. Auteur de polars à succès ayant la Normandie en toile de fond – comme Mourir sur Seine, Nymphéas noirs ou cette année encore Mon cœur a déménagé –, il est aujourd’hui l’un des romanciers les plus lus en France.

« J’ai grandi au confluent de l’Eure et de la Seine, au Manoir-sur-Seine puis à Pont-de-l’Arche. Ce sont des bourgs de quelques milliers d’habitants tout au plus, à une vingtaine de kilomètres au sud de Rouen. Ce n’est pas encore la campagne : ces espaces sont fortement urbanisés, et l’on y sent encore l’influence de l’agglomération rouennaise et d’autres grandes villes comme Louviers ou Elbeuf.

Pont-de-l'Arche (27)
© Nicolas Letellier - Le photographe normand


 

Pont-de-L'Arche, Manoir-sur-Seine et leurs environs (27), Géoportail

Si je suis honnête, je ne pourrais qualifier cet environnement de bucolique – même si l’on y trouve quelques pépites à proximité, comme le centre-ville de Rouen que des touristes du monde entier viennent visiter. Ce n’est pas non plus une région où les gens défendent une culture et une identité fortes, comme la Bretagne, l’Auvergne ou la Corse… Mais c’est aussi ce que j’aime : l’espace est difficile à apprivoiser, et c’est paradoxalement ce qui le rend attachant quand on commence à s’y intéresser, à comprendre son histoire et sa géographie. Finalement, je n’ai jamais quitté la région.

Dans les années 1990, j’ai eu la chance d’être engagé comme enseignant chercheur à l’Université de Rouen, ce qui m’a permis de mieux connaître ce territoire et de l’appréhender avec une plus grande expertise. C’est aussi grâce à ce poste que j’ai pu rester à proximité de ma famille et de mes amis. Aujourd’hui encore, j’habite à une vingtaine de kilomètres de Pont-de-l’Arche, où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 20 ans. Je suis implanté dans la vie locale, j’ai par exemple accompagné l’équipe municipale lorsque les élus ont créé une médiathèque. Et je fais toujours partie du même club de Tennis de table, grâce auquel, durant ma jeunesse, j’ai sillonné le département au gré des compétitions.

Industries en bord de Seine

Pour moi, l’Eure est d’abord une terre de contrastes. On oscille toujours entre la ville et la campagne, les usines et la nature… À partir de Pont-de-L’arche par exemple, l’influence des marées se fait moins sentir et on bascule sur une navigation fluviale, comme à Rouen. Les péniches s’engagent pour aller vers Poses, à cinq kilomètres à l’est, où elles trouveront les premières grandes écluses avant de gagner l’Île-de-France. Dans cette zone, le fleuve devient plus large et de petites îles parsèment le paysage – ce qui est rare sur la Seine ; il n’y a quasiment pas d’île entre le Havre et Rouen par exemple. L’endroit est joli, bucolique, il y a aussi une belle réserve ornithologique… Mais en arrière-plan, vous verrez toujours une cheminée d’usine.

Poses (Eure)
© Hugues-Marie Duclos - Terra
 


 

L’industrie fait partie de l’histoire de la région. À la fin du 19e siècle, Louviers et Elbeuf deviennent de grandes cités drapières. Pont-de-L’Arche est aussi réputée pour la fabrique de chaussures. Ces activités encouragent les villes à grossir et à rogner sur les forêts environnantes ; elles périclitent après la Seconde guerre mondiale et sont remplacées par de grandes usines de décentralisation, comme l’automobile, la papeterie ou encore la métallurgie – mon père travaillait dans une aciérie au Manoir-sur-Seine. Il y avait aussi des raffineries un peu plus loin sur la Seine. Adolescent, quand je faisais du vélo le long du fleuve, ou dans la forêt de Bord par exemple, j’étais partagé entre le sentiment d’une proximité immédiate de la nature et la vision de ce corridor d’usines plutôt polluantes.

Zone industrielle du Clos Pré, Manoir-sur-Seine (27), Géoportail

Aujourd’hui encore, la région reste ouvrière et la plupart de mes amis travaillent à l’usine. Quand j’étais petit, dans les années 1970, il y avait encore le plein emploi. Adolescent, j’ai vu le chômage de masse émerger, mais aussi les petites boutiques commencer à fermer et les centres commerciaux périphériques prendre leur place, comme celui de Tourville-la-Rivière ouvert dans les années 1990. C’est la naissance de la société de consommation, qui encourage aussi la création de bases nautiques comme celles de Bédannes ou de Léry-Poses , où l’on peut venir se baigner, faire de la voile, du kayak… On retrouve encore une fois ce contraste entre urbanisation galopante et valorisation des espaces naturels, mais aussi entre une France paupérisée et une société de loisirs.

Villes nouvelles

Durant les trente glorieuses, avec l’arrivée des usines, des villages poussent comme des champignons. Les ouvriers comme les cadres sont bien payés, des populations immigrées sont aussi encouragées à s’installer. Il y a une vraie mixité. C’est aussi dans les années 1960 que sont créées les “villes nouvelles”, dont Val-de-Reuil, la dernière, dans les années 1970. Les politiques pensent alors que la croissance démographique et économique va se poursuivre, et qu’il faut rationaliser l’aménagement du territoire. Des architectes, urbanistes et intellectuels imaginent une cité innovante à la campagne : sans voiture, où l’on vivrait en immeuble plutôt qu’en maison, avec des jardins partagés, richement dotées en services publics. À l’époque – j’avais une dizaine d’années –, j’allais souvent à la bibliothèque de Val-de-Reuil, parce que c’était la plus grande et la mieux équipée du département. Je traversais la ville à vélo, avec la sensation d’être dans un film de science-fiction, ou de découvrir le monde de demain…

Val-de-Reuil

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Val-de-Reuil 

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Sauf que cela n’a pas fonctionné comme prévu ! Malgré d’importantes aides pour accéder à la propriété, les habitants du coin ne se sont pas précipités pour acheter à Val-de-Reuil ; beaucoup restent attachés à leur vie en pavillon avec voiture. Parallèlement, la croissance économique comme le taux de natalité chutent à partir des années 1970, les Parisiens sont moins nombreux que prévu à devoir déménager. Alors que Val-de-Reuil a été conçue pour accueillir 150 000 personnes, elle en compte finalement dix fois moins. De nombreux logements vacants sont utilisés pour accueillir des populations étrangères, comme les “boat-people” d’Asie du Sud dans les années 1970. Aujourd’hui encore, on compte une centaine de nationalités à Val-de-Reuil. Malheureusement cette diversité n’a pas été accompagnée d’une plus grande la mixité sociale.

Val-de-Reuil (27) - Géoportail

Les atouts du projet sont devenus ses faiblesses. Ce devait être une ville auto-suffisante, une forteresse avant-gardiste ; c’est devenu une zone sensible, sujette à l’insécurité. La gare a été construite à quelques kilomètres du centre, car on imaginait que le "germe de ville" allait s’étendre jusque-là. La jonction ne s’est jamais faite, d’autant que tout cet espace a depuis été identifié comme "zone inondable".

Des tours et des bourgs

La Normandie entremêle souvent cette réalité sociale compliquée et un riche patrimoine historique. Avec d’un côté ces usines dont personne ne voulait ailleurs – que l’on retrouve aussi dans le Nord du pays – et de l’autre cette France des clochers, des bourgs et des villages fortifiés du Moyen-Âge, qui fait un peu rêver. Quand j’écris des romans policiers ou à suspens, j’essaye toujours de mettre en scène ces deux dimensions : mes protagonistes ne sont jamais riches, ce ne sont pas des traders ou des écrivains à succès, mais plutôt des travailleurs, des prolétaires. Dans Mon cœur a déménagé, par exemple, je mets en scène une orpheline placée dans un foyer et devant intégrer un nouveau milieu social. En même temps, j’essaye toujours d’introduire une dimension de “chasse au trésor”, d’émerveillement et de sublimation du réel.

Vernon (27)

Cela fait écho à mes propres étonnements de petit garçon, intrigué par de mystérieuses forêts, par les péniches qui glissent sur le fleuve et les cheminées d’usines en toile de fond. Dans Ne lâche pas ma main, une petite fille de cinq ans nommée Josapha demande à ses parents pourquoi elle porte ce nom étrange. Ils lui avouent que c’est le nom d’une aire d’autoroute sur l’A13 où elle a été conçue. Cette aire de repos existe vraiment, elle n’a rien de particulier mais son nom m’avait intrigué.

Dans Nymphéas noirs également, je m’inspire à la fois de la vie de Claude Monet à Giverny, qui invite elle aussi à la rêverie, et de l’histoire industrielle de la région. À l’époque de Monet, un homme d’affaires veut construire une usine d’amidon en bord de Seine. Le projet menace de polluer le bassin de nymphéas que le peintre vient de faire construire. Monet intervient auprès de son ami Clemenceau pour tout bloquer, et obtient gain de cause, contre l’avis des autres habitants du coin qui comptaient sur l’usine pour obtenir du travail. On retrouve l’affrontement d’une vision romantique de la région, de son patrimoine naturel notamment, et de celle, plus pragmatique, d’un territoire productif devant apporter des ressources.

Ce constat, je l’ai dressé tout au long de ma vie dans l’Eure : c’est à la fois un espace qui fait rêver, qui a besoin d’être protégé, mais qui se transforme et évolue malgré tout ».

Propos recueillis par Fabien Trécourt


Nouveauté

Dans ce polar haletant, Michel Bussi nous plonge dans l’histoire de la Guadeloupe et nous offre un voyage intense sur les traces de secrets enfouis.

Les assassins de l'aube, Michel Bussi
Presses de la Cité
EAN : 9782258210608
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Mis à jour 15/11/2024