Vu du ciel

Terres d’écrivains : l’ouest parisien de David Rochefort

Dans ce premier volet de notre série consacrée aux écrivains et à leur territoire, le romancier David Rochefort nous parle de ses racines ancrées dans l’ouest parisien, de l’évolution de ses quartiers au fil des décennies, et de la manière dont la ville nourrit ses écrits et ses lectures.

Publié le 08 juillet 2024

Temps de lecture : 10 minutes

David Rochefort

Né à Paris en 1980, David Rochefort a fait des études de philosophie avant de se consacrer à la littérature. Repéré et recommandé à Gallimard par Patrick Modiano, il a publié depuis 2010 cinq romans : La Paresse et l'oubli (Gallimard, 2010) ; Le Point de Schelling (Gallimard, 2017) ; Nous qui restons vivants (Gallimard, 2019), Ce pays secret (Gallimard, 2023) et Le prix fort (en Exergue, 2023). Il est également responsable éditorial au CNRS et vice-président de la Fondation Maison des sciences de l’homme.

« Je suis un pur "Parisien de l’ouest". Né dans le quartier de la porte d’Auteuil, j’ai grandi à Neuilly-sur-Seine, juste de l’autre côté du bois de Boulogne, dans un petit quartier que Patrick Modiano évoque dans Rue des boutiques obscures. Ce sont des quartiers résidentiels, qui aiment croire que ce sont des villages, et qui sont à l’écart des circuits touristiques. Je reste viscéralement attaché à Paris. Comme beaucoup de Parisiens, je n’ai pas le permis de conduire et sillonne la ville à pied, sans aucune envie de vivre ailleurs. J’ai longtemps habité dans le 11e puis dans le 18e, mais j’ai fini par revenir dans l’ouest, on ne se refait pas ! Mon regard a bien sûr évolué avec le temps : tout paraît plus grand et plus éloigné quand on est enfant. C’est surtout vrai dans une ville comme Paris, qui est finalement très petite. On peut la traverser en quelques heures, traverser en peu de temps une diversité de quartiers, d’ambiances, de commerces, de visages, unique au monde. C’est peut-être moins vrai dans des villes beaucoup plus étendues comme Londres ou Berlin.

D’une ville à l’autre, des transformations contrastées

Comment ont évolué ces quartiers ces dernières décennies ? Il y aurait beaucoup à dire, bien sûr. Mais ce qui est m’intéresse particulièrement, ce sont les contrastes. Par exemple, les quartiers bourgeois de Paris ont très peu changé si l’on compare des photos des années 1950 et d’aujourd’hui. Le quartier d’Auteuil est très largement le même. Bien sûr, il y avait par exemple la petite ceinture et les trains qui roulaient encore quand j’étais enfant, mais l’urbanisme et la population sont restés, à peu de choses près, identiques.

Quartier Auteuil, Paris, 1981

Quartier Auteuil, Paris, 2021

À l’inverse, ce qui était la banlieue ouvrière de Paris s’est radicalement transformé, gentrifié. Quand j’étais jeune, il y avait un contraste très fort entre la ville de Puteaux – qui était juste « de l’autre côté du pont  » – et la ville de Neuilly. Puteaux était encore en partie une ville ouvrière – ou du moins, les traces de son passé industriel étaient encore très visibles. Je me souviens des ruelles, des maisons ouvrières et des petits immeubles qui ont pour la plupart été démolis depuis. Il y avait aussi toute cette histoire du mouvement ouvrier à laquelle renvoyaient les noms des rues : rue Benoit Malon, rue Jean Jaurès, etc.
Le quartier d’affaires de La Défense a eu un impact énorme sur l’ouest parisien, et a rendu les villes voisines (Puteaux, La Garenne Colombes, Courbevoie, etc.) très riches. La ville de Puteaux est méconnaissable aujourd’hui, tout a été refait, reconstruit. Mais ce mouvement d’embourgeoisement d’anciennes villes ouvrières de la petite couronne est généralisé dans l’ouest de Paris, et on l’a observé aussi à Boulogne-Billancourt ou Issy-les-Moulineaux ou, plus au nord, à Levallois-Perret.

Puteaux dans les années 1960 et aujourd'hui

L’entre deux mondes

C’est dans ce changement, cette situation entre deux mondes sociaux, entre deux époques, que j’ai situé la plupart de mes romans. J’aime jouer avec cette idée de frontière et de flou. Dans mon 3e roman, Nous qui restons vivants, le personnage principal doit se rendre à l’enterrement d’un ancien militant communiste qu’il a connu et perdu de vue. Sur fond de disparition de cette banlieue rouge et de fin de l’utopie communiste, l’enterrement a lieu dans un endroit qui est lui-même indéterminé, à cheval, puisque c’est le cimetière de Neuilly-sur-Seine, qui se trouve sur le territoire de Puteaux, mais administrativement à Nanterre !
Dans cette idée d’« entre-deux-mondes », les personnages de mes livres sont souvent d’ailleurs des « faux Parisiens », qui vivent près de la capitale, mais pour qui elle reste difficile d’accès. Dans Ce pays secret, la famille que je décris habite dans la vallée de Chevreuse : quand la jeune fille de la famille part en voyage scolaire à l’étranger, elle dit qu’elle habite à Paris, mais en réalité, elle s’y rend assez rarement, et c’est assez compliqué comme trajet : le bus pour rejoindre la gare passe une ou deux fois par heure, etc.

Disparition industrielle

On voit bien, surtout si l’on compare avec les photos des années 1960, la disparition des dernières usines de l’ouest parisien, que ce soit dans Paris intra-muros (autour du quai Citroën), à Boulogne (avec les usines Renault remplacées par le nouveau quartier du Trapèze) ou à Puteaux (avec les usines d’électricité, sur les quais, remplacées par des résidences).
Le principal changement, c’est donc un certain « aplatissement » des contrastes. D’un côté, ce qui a changé, c’est la disparition des activités et des traces industrielles (à Boulogne, il ne reste des usines Renault que le portique, qui sert aujourd’hui d’entrée à un lycée). D’un autre côté, ce qui n’a pas changé, c’est la partie haussmannienne, aussi bien pour les immeubles que pour le bois de Boulogne – joyau de l’époque haussmannienne, plus ou moins resté tel quel, tout comme ses aménagements (square des poètes, pré catelan, etc.). Cette double évolution donne une ville plus homogène.

Boulogne-Billancourt

Carte IGN historique

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Boulogne-Billancourt

Prise de vue aérienne historique

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Boulogne-Billancourt

Prise de vue aérienne actuelle

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La diversité de la population est également peut-être moins importante. Une étude a montré que la plupart des ouvriers qui travaillaient à Paris (dans le bâtiment par exemple) n’y vivaient pas, à cause des loyers. Mais c’est une tendance dans toutes les grandes capitales. Cela dit, quand on voyage à l’étranger, on se rend compte que Paris est une ville-monde, d’une richesse exceptionnelle et d’un dynamisme unique. Je trouve qu’elle arrive à rester vivante, à ne pas être trop une « ville-musée ».

Paris, une ville de livres

Je crois que je rêve d’épuiser Paris et que je m’épuiserai à essayer ! Je suis un vrai « piéton de Paris » (1). Comme la ville a changé, mais qu’elle a su conserver son esprit, c’est un vrai plaisir de s’y promener, aussi bien « en vrai » qu’en lisant des romans. Avec le temps, certains quartiers se colorent, sont teintés par des lectures. Par exemple, je ne peux plus me promener dans le quartier de l’Europe, derrière la gare Saint Lazare, sans penser au livre de Philippe Jaenada Au printemps des monstres.

De nombreux auteurs ont cherché à épuiser Paris depuis la fin du XVIIIe siècle. Un certain nombre d’ouvrages ont cherché à en décrire l'ensemble des rues ou des quartiers, d'autres ont cherché à lier Paris à leurs souvenirs ou sensations, d'autres encore à faire sentir Paris dans son apparente banalité, à raconter le quotidien de la ville (comme Georges Perec dans sa Tentative d'épuisement d'un lieu parisien), d’autres, enfin, dans une sorte de rêverie hallucinée. En bref, Paris est une ville de livres, qu’on n’aura jamais fini d’explorer ! »

David Rochefort

(1) L’auteur recommande à ce sujet la lecture de L’esprit de Paris, de Léon-Paul Fargue, qui regroupe ses chroniques parisiennes
(2) Lire le marquis de Rochegude et sa Promenade dans toutes les rues de Paris ; F. Bournon et son Paris Atlas, J. Hillairet et son Évocation du vieux Paris, E. Hazan et son Invention de Paris
(3) L. Daudet et son Paris vécu ; J. Galtier-Boissière et ses Mémoires d’un Parisien
(4) Les nuits de Paris de Restif de La Bretonne

Mis à jour 02/12/2024