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La recherche au défi du jumeau numérique de la France

Concevoir une réplique virtuelle de notre pays pour guider la transition écologique : tel est l’objectif de l’ambitieux projet porté par l’IGN, Inria et le Cerema. Les défis sont nombreux, notamment pour les scientifiques qui s’attèlent à lever différents verrous. Explications à l'occasion de la Journée de la recherche organisée par l’Université Gustave Eiffel, l’IGN et l’ENSG-Géomatique ce 28 mars.

Publié le 25 mars 2024

Temps de lecture : 10 minutes

Imaginez une réplique numérique en 3D de la France. Un pays virtuel qui reproduirait de façon dynamique l’ensemble du territoire français et dans lequel vous pourriez tester une infinité de scénarios en changeant à volonté tous les paramètres, de la température locale au niveau de la mer, en passant par la densité de population et la régulation urbaine… 

Ce projet pharaonique n’est pas une chimère : l’IGN, Inria et le Cerema ont décidé l’an dernier d’unir leur force pour donner vie à cette réplique, créant par la même occasion l’« équipe de France du jumeau numérique ».

Périgueux, Dordogne
Périgueux (24), modélisation du socle 3D pour le futur jumeau numérique

Si les applications semblent infinies, ce double virtuel est surtout appelé à devenir un outil de référence pour la transition écologique. Les simulations réalisées sur ce cobaye cybernétique serviront en effet à élaborer et tester de multiples stratégies pour l’atténuation et l’adaptation aux risques climatiques, la construction de nouvelles infrastructures ou encore l’adoption de nouvelles réglementations… entre autres applications. Il fera dialoguer les différents acteurs du territoire et constituera assurément une aide précieuse à la décision publique.

Certes, le concept de jumeau numérique n’est pas nouveau –  il existe déjà des doubles virtuels de villes et d’infrastructures. Mais l’échelle de ce projet, ainsi que ses capacités de simulation et d’analyse le rendent hors du commun. « Il n’existe actuellement aucun jumeau national aussi ambitieux que celui qu’on veut créer », assure Dimitri Sarafinof, coordinateur du projet à l’IGN. De ce fait, on pourra aborder des thématiques plus complexes, des processus sur le long terme et tenir compte des interconnexions entre différentes régions et différentes politiques publiques.

Prenons par exemple un problème majeur auquel la France fait déjà face : le retrait du trait de côte. L’érosion et la montée du niveau de la mer qui touchent 22 % du littoral obligeront certaines communes à abandonner à l’océan des pans entier de leur territoire. En termes de pertes économiques et sociales, l’enjeu est énorme et les décisions politiques doivent être soigneusement évaluées. « Le jumeau numérique permettra de voir quelles sont les zones impactées et de définir la meilleure stratégie de repli vers les terres. Il aidera à déterminer comment et où rebâtir une activité économique », explique Dimitri Sarafinof. Grâce aux informations géographiques et aux données économiques et sociales mises en action, « le jumeau donne l’opportunité de réaliser des simulations réalistes, validées scientifiquement, qui serviront d’outil d’information, de médiation et d’aide à la décision dans les communes touchées. »

Marseille (13), Données LiDAR HD

La France centimètre par centimètre

Si le projet a de quoi faire rêver, il reste aux scientifiques bien des défis à relever avant de rendre cet outil opérationnel. Dont cette question, loin d’être triviale : comment représenter le territoire ? En réalité, le jumeau rassemblera deux grandes représentations. La première : un maillage texturé du territoire, une représentation numérique continue comparable aux images de synthèse des jeux vidéo. Le niveau de résolution le plus fin de cette représentation en 3D de la France sera de 20 centimètres. La deuxième, elle aussi en 3D, sera une cartographie des objets présents sur le territoire. Bâtiments, ponts, routes, accidents géographiques, champs, forêts seront ainsi répertoriés et représentés. D’après Bruno Vallet, chercheur qui dirige cet axe au Laboratoire en sciences et technologies de l’information géographique pour la ville et les territoires durables (LASTIG) (1), ces deux représentations constitueront le socle de référence de l’IGN.

Ces représentations seront alimentées de données spatiales d’une précision inégalée, celles apportées par le programme LiDAR HD. Ce programme de télédétection laser actuellement en cours vise à obtenir au moins dix mesures par mètre carré sur l’ensemble du territoire. Mais le jumeau numérique utilisera aussi des méthodes et des ressources plus classiques, comme les photographies aériennes de l’IGN et de l’imagerie satellite.

L’actualisation de ces représentations constitue l’un des grands défis du projet. Tout un axe de recherche y est dédié. « Nous aimerions les mettre à jour tous les ans. Mais pour cela, il faudra réussir à combiner les différents jeux de données et à détecter les changements d’occupation du sol », explique Bruno Vallet. Les chercheurs voudraient, en outre, intégrer des données historiques afin de suivre l’évolution du territoire au cours du temps. Pour cela, ils disposent notamment des images aériennes prises depuis les années 1920.

Grâce à l’irruption de la 3D, ces représentations trouveront des applications nouvelles. En effet, comme l’explique Bruno Vallet, « pour de nombreux usages, il est nécessaire de savoir ce qui est visible depuis chaque endroit ». Ainsi, si vous êtes un agent immobilier, le jumeau vous sera utile pour savoir quels sont les appartements avec vue sur la tour Eiffel. Si vous faites partie du groupe de sécurité de la présidence, vous pourrez localiser tous les points critiques sur le parcours du chef de l’État. Si vous vous intéressez à la protection paysagère d’un site, vous pourrez voir l’impact qu’aurait la construction d’un nouveau parc éolien.

Pont du Gard
Pont du Gard (30), maillage généré à partir de données LiDAR HD

Données tous azimuts

« Si on veut simuler le risque d’inondation et estimer, par exemple, l’impact sur la population, il nous faut divers jeux de données sur les populations, les bâtiments, les infrastructures, les transports », rappelle Bénédicte Bucher, chercheuse au Lastig et responsable de l’axe intégration et interopérabilité du jumeau.

« L’un des enjeux du double national est l’intégration de données de diverses sources qui renforcent la fidélité du jumeau ». Ainsi, le jumeau numérique deviendra une interface d’interrogation, centrée sur le territoire, de toutes les sources de données pertinentes. L’ambition et la portée de cet axe de recherche est immense. En effet, les scientifiques veulent y intégrer des informations aussi hétérogènes que des données météorologiques, des données du sous-sol, des mesures de pollution, de circulation de véhicules, des données socioéconomiques, notamment celles produites par l’Insee, mais aussi des données des portails open data des territoires.

Mais ce n’est pas tout. Le passé impacte le futur et un jumeau national doit aussi faciliter l’interrogation d’archives pour intégrer l’évolution des territoires au cours des décennies et siècles passés. Ainsi, les scientifiques veulent intégrer des cartes anciennes, des informations issues des bottins professionnels, des journaux officiels, et même de romans. En somme, toute information utile à observer les territoires dans leur complexité aura sa place dans le jumeau national.

C’est bien cette richesse qui permettra de créer, grâce au jumeau, des modèles de phénomènes complexes. Reste que l’articulation de ces données constitue de véritables gageures pour les scientifiques. « L’enjeu est de faciliter l’ingénierie de ces données, leur intégration et qualification, afin de libérer du temps des scientifiques de la donnée pour la production de valeur avec des données intégrées et qualifiées » indique Bénédicte Bucher.

Autre sujet de réflexion : comment ne pas noyer les utilisateurs dans un océan d’information ? Comment les aider à se repérer dans ce qui pourrait très vite devenir un labyrinthe de paramètres ? Bénédicte Bucher réfléchit déjà à des solutions innovantes. « On imagine une chatbox qui, en réponse à une question, irait chercher les données pertinentes. Le système pourrait vous dire, voilà ce que vous avez demandé, et peut-être que ces autres jeux de données pourraient aussi vous intéresser ». Un tel outil permettrait d’une part de s’orienter dans le jumeau, mais aussi de communiquer avec lui facilement. De quoi donner l’occasion de s’en saisir à un panel d’usagers le plus large possible.

Bordeaux (33), Plan et orthophotographie IGN

Simuler la France de demain

C’est l’une des grandes promesses du jumeau numérique : créer des modèles et des simulations pour se projeter dans le futur. Très vite, les scientifiques ont compris que cette voie de recherche était fondamentale. « Il n’y a pas de jumeau sans simulation », affirme Julien Perret, chercheur au Lastig et coordinateur pour l’IGN/ENSG de cet axe. En effet, ce double national doit devenir un formidable outil d’expérimentation avec lequel tester, sans nuire à personne, des options d’aménagement du territoire, de nouvelles régulations, et des solutions plausibles à de grands problèmes sociaux. Et ainsi « identifier les avenirs non désirables afin de les éviter  » selon Julien Perret.

D’après le chercheur, le jumeau sera à l’origine d’un écosystème très diversifié de modèles numériques. Par exemple, de larges modèles serviront à analyser les divers flux d’échange à l’échelle d’une région. Des modèles plus locaux, plus spécifiques aideront à aborder des problèmes urbains tels que les îlots de chaleur ou les inégalités de transport. D’autres encore, grâce aux données historiques, mettront en évidence de grandes évolutions écologiques – comme le recul des glaciers - ou sociales - comme la gentrification de centres-villes. « On voudrait intégrer un maximum de modèles et créer un endroit où les pousser à bout », anticipe Julien Perret.  « La difficulté sera d’intégrer toutes les données dans les modèles, avec leurs imperfections, leurs contradictions, leurs redondances et leurs lacunes, afin de rendre les modèles plus complexes et mieux informés. »

Pour Julien Perret, l’objectif de la modélisation est aussi d’éclairer le débat public. « Les simulations doivent devenir des outils de discussion et de réflexion. Le but est d’interroger le territoire, identifier les futurs souhaitables et non souhaitables et intégrer les questions que se posent les citoyens », affirme Julien Perret.

Saint-Rémy-Les-Chevreuses (78)
Saint-Rémy-Les-Chevreuses (78), Données LiDAR HD

Illustrer le débat

« Le double est destiné à être utilisé par un grand nombre d’acteurs publics et privés », poursuit Dimitri Sarafinof. « Par exemple, des planificateurs, des collectivités locales, mais aussi des entreprises, des journalistes, des associations et des citoyens. Tout le monde doit pouvoir s’emparer de ce commun numérique. »

Pour faciliter l’adoption du jumeau, les scientifiques développent déjà des exemples d’utilisation du modèle. En prenant comme exemple l’érosion du littoral et l’impact de la sécheresse sur les forêts, les scientifiques espèrent montrer tout le potentiel du jumeau.

Dimitri Sarafinof espère que dans deux ou trois ans, le jumeau sera prêt à l’emploi. Le projet vise néanmoins l’intégration de premiers cas d’usage dès les premiers mois. « Je rêve d’une émission de télévision qui utiliserait le jumeau pour faire dialoguer des scientifiques, ingénieurs et citoyens autour de thèmes clés tels que les éoliennes, les logements, les pesticides, les méga-bassines, confie Bénédicte Bucher. Le jumeau est un outil pour la transition écologique qui doit aider les sociétés à imaginer des futurs atteignables pour leurs territoires. »

(1) Unité mixte de recherche IGN/ Université Gustave Eiffel / École d’ingénieurs de la ville de Paris (EIVP)

Sebastian Escalon
 

Mis à jour 04/04/2024