Balade en forêt

La forêt sous l’œil des satellites

Parce qu’ils repassent rapidement à la verticale des mêmes points et produisent des images sur un large spectre électromagnétique, les satellites d’observation de la Terre sont de bons candidats au suivi temporel des milieux et, parmi eux, de la forêt. Ils peuvent détecter un changement soudain de végétation, faciliter l’identification des essences, améliorer la précision des cartes ou l’évaluation de la ressource en bois. Cet article est paru dans le numéro 109 d'IGN MAG dédié au spatial.

Publié le 02 octobre 2024

Temps de lecture : 10 minutes

La commune de Grand-Santi en Guyane, vue par le satellite Pléiades le 8 août 2021

Si, dans les faits, les satellites demeurent encore peu utilisés, l’accélération de la transformation de la forêt consécutive au changement climatique leur promet une place croissante dans la boîte à outils de ses gestionnaires, publics comme privés. En progrès continu depuis son plus bas historique au milieu du XIXe siècle, la forêt française semblait avoir tout son temps… Au point qu’à sa création, en 1958, l’Inventaire forestier national pouvait donner à ses agents douze ans pour boucler leur premier tour de France. À raison. Selon les essences, un arbre met de 50 à 150 ans pour arriver à l’âge de la récolte.

50 à 150 ans Un arbre met de 50 à 150 ans pour arriver à l'âge de la récolte

Ce n’est donc pas tous les matins qu’un peuplement est coupé. Mais le dérèglement du climat et son cortège de sécheresses, d’incendies, de tempêtes et de bio-agressions, ces dernières résultant aussi de l’intensification des échanges internationaux, a fait basculer la forêt dans un temps nouveau, au moment même où l’on mesure l’étendue des services qu’elle rend, à commencer par la séquestration du carbone. Soucieux de les préserver, voire de les développer, les décideurs publics comme privés expriment un besoin croissant de données aussi précises que récentes. Il s’est manifesté dans le lancement, en 2023, de l’Observatoire des forêts françaises. « Pour l’instant, nous relevons le défi en rassemblant des données jusqu’ici éparses, produites par les meilleurs observateurs de la forêt, agents de l’inventaire, cartographes, forestiers, chercheurs…, explique Antoine Colin, chef du département d’analyse des forêts à l’IGN et coordinateur du projet. Elles ont l’avantage de reposer sur des sources éprouvées, parmi lesquelles les relevés de terrain et les photographies aériennes occupent la plus grande place. Ces sources restent irremplaçables mais, devant la forme d’urgence en train de se faire jour, nous ne pouvons pas éluder la question de leur élargissement aux satellites d’observation qui survolent à tout moment la Terre, avec des intervalles de revisite de quelques jours seulement. »

Le territoire vu de l'espace dans IGN MAG

Retrouvez cet article dans notre numéro spécial d'IGN MAG sur le spatial (été 2024). 

Halte aux orpailleurs

Leur utilisation n’est cependant pas nouvelle. En Guyane, la reprise de l’orpaillage dans les années 1990 fait courir à la forêt équatoriale un risque non négligeable. L’extraction de l’or exige le défrichage de larges surfaces qui en ressortent durablement appauvries et polluées. Dans les 30 000 km² de jungle du « croissant aurifère », les raids des garimpeiros, ces chercheurs clandestins venus du Brésil, sont difficiles à détecter, et donc à arrêter, à temps. À partir de 2005, l’accès des Guyanais aux images des satellites SPOT change la donne.

Site illégal d'orpaillage dans la forêt guyanaise

À l’initiative de l’Office national des forêts, un protocole est mis au point pour les utiliser. Il aboutit, en 2008, à la création de l’Observatoire de l’activité minière, ou OAM, qui oriente les interventions des importantes forces engagées par l’État dans le cadre de l’opération Harpie. Le résultat est spectaculaire : les surfaces illégalement défrichées passent en un an de plus de 1 500 à moins de 500 hectares, seuil sous lequel elles se maintiennent. Les agents de l’ONF utilisent désormais les images du satellite Sentinel-2 avec la même efficacité. « La plupart des détections sont faites sur des secteurs déjà exploités qui demeurent sous surveillance de nos forces de police, précise Sébastien Linares, chef du projet à l’état-major de lutte contre l’orpaillage et la pêche illicites de la Préfecture de Guyane. Le dispositif Sentinel a pour principal intérêt de pouvoir les alerter rapidement sur l’émergence de nouveaux sites. À ce sujet, j’ai l’habitude de citer cet exemple, très parlant : le 15 mai 2019, nous recevons une image Sentinel, le 20 mai, nous y repérons une activité suspecte et le 27 mai, la gendarmerie démantèle le campement et interpelle les 12 garimpeiros. Pour arriver à ce résultat, un agent de l’ONF consacre quand même la moitié de son temps de travail à traiter les images d’une largeur au sol de 290 km et qui se renouvellent tous les cinq jours… »

Peuplement d'épicéas scolytés

Les scolytes attaquent 

Plus récemment, la télédétection satellitaire a montré la même efficacité dans le suivi des ravages dus aux scolytes – plus précisément les typographes – dans les peuplements d’épicéas. Ce petit coléoptère pond sous leur écorce et, si l’opération réussit, il émet des phéromones qui attirent ses congénères, créant un phénomène de concentration à l’origine d’un foyer de mortalité. Ses larves peuvent tuer un arbre en moins d’un mois en dévorant ses tissus qui acheminent la sève. Elles deviennent alors adultes et sont prêtes à prendre leur vol pour pondre dans le suivant. Les épicéas en pleine santé se défendent en produisant de la résine. Depuis 2018, la multiplication des sécheresses et le réchauffement des températures les ont affaiblis et désarmés, tout en augmentant le nombre de générations possibles de leurs agresseurs.

De l’ordre de 110 000 hectares sont ainsi morts sur pied dans un grand quart nord-est de la métropole. Or, les coupables signent leur méfait sur les images des satellites Sentinel-2, dont le spectre étendu jusqu’à l’infrarouge caractérise finement la teneur en eau de la végétation. En repassant au même endroit tous les cinq jours, elles peuvent fournir, en léger différé, le film des attaques à mesure que les épicéas se dessèchent. Ces images constituent un outil d’autant plus précieux pour appréhender les dynamiques à l’œuvre que leur résolution – 10 mètres sur 10 mètres – est suffisante pour procéder à des vérifications sur le terrain. « Il nous faut trois acquisitions pour poser un diagnostic d’attaque, ce qui prend 10 jours sans couvert nuageux intempestif, explique Thierry Bélouard, expert référent national santé des forêts pour le ministère chargé de l’Agriculture. Ensuite, il faut faire parler les images. Pour cela, l’Inrae a mis au point une chaîne de traitement automatisée nommée Fordead qui compare leur indice spectral – je simplifie – avec celui des images prises au même endroit et à la même période de l’année mais en 2016 ou en 2017, avant la crise des scolytes. C’est impressionnant de voir les valeurs s’écarter de la référence à mesure que l’attaque se développe. »

35 % des dégâts des scolytes passeraient « sous les radars »

La feuille abat ses cartes

Encore faut-il disposer d’une carte suffisamment précise pour être sûr de se trouver sur le peuplement attendu, chaque essence ayant sa signature spectrale bien à elle. Or la BD Forêt V2 de l’IGN, utilisée par Thierry Bélouard et l’Inrae, méconnaît une partie des peuplements d’épicéa quand ils sont mélangés à d’autres espèces. 35 % des dégâts des scolytes passeraient ainsi « sous les radars ». Heureusement, ce défaut pourrait être corrigé dès sa prochaine version grâce… au satellite. Car ce qui est valable pour les aiguilles des épicéas l’est aussi pour les feuilles des autres arbres : leurs nuances de vert s’apprécient plus facilement dans l’infrarouge.
« Les images Sentinel-2 n’ont pas la précision des orthophotographies aériennes, qui restent la base de notre travail cartographique, tempère Timothée Royer, responsable des produits forêt-environnement-agriculture à l’IGN. Mais elles vont améliorer l’identification des essences en mettant en évidence leur cycle végétatif. Un réveil à telle date dans tel secteur indique très sûrement à quel arbre on a affaire. Surtout quand on peut s’appuyer sur une base déjà fiable, et la BD Forêt V2 l’est assurément. » Une équipe d’ingénieurs est à pied d’œuvre pour finaliser un modèle informatique capable d’agréger les informations spectrales et temporelles provenant des cartes, images satellitaires et photos aériennes.

Il utilise les dernières avancées de l’intelligence artificielle et améliore ses prédictions en se basant sur des vérités de terrain, vérifiées par les photo-interprètes de l’IGN. Grâce à lui, la production de la BD Forêt V3 pourrait être achevée dès 2027 avec, en ligne de mire, des mises à jour régulières.
« Cette solution est un bon compromis technique, mais aussi économique, poursuit Timothée Royer. Rattachées au programme européen Copernicus, les images Sentinel sont en accès libre et illimité. Avec leur résolution de 30 centimètres, celles de la nouvelle constellation Pléiades Neo, opérée par Airbus Defense and Space, pourraient compléter les orthophotographies aériennes pour améliorer nos capacités d’observation. Mais elles ne sont pas gratuites et leur disponibilité est conditionnée à d’autres missions, civiles et militaires. Peut-être les utiliserons-nous en complément de l’aérien pour cartographier des secteurs à enjeux. Mais, pour l’heure, les images aériennes apportent plus de garanties. »

Suivi des dégâts de scolytes sur le site de l'Observatoire des forêts françaises

Biomasse sur le pas de tir

Rompu au multisource, l’Inventaire forestier n’utilise pourtant pas de satellites pour évaluer, sur la base de données ayant désormais 2,5 ans en moyenne, la ressource  nationale en bois. Parmi les techniques récentes, il s’intéresse beaucoup au lidar, un scanner en 3D, qu’il utilise déjà au sol et en aérien pour affiner ses modèles statistiques de calcul des volumes. 
Son utilisation dans l’espace fait bien l’objet de travaux de recherche, mais ils n’en sont encore qu’à leurs débuts. Ce qui n’empêche pas quelques rencontres ponctuelles entre ces modèles et l’imagerie spatiale. Très peu de temps après les immenses incendies de Gironde, en 2022, il a été possible de « cuber » le bois perdu en identifiant depuis l’espace les surfaces dénudées. « Par contre, nous comptons bien utiliser en routine le satellite Biomass que l’ESA, l’Agence spatiale européenne, va lancer très bientôt, ajoute Magali Jover, chargée de relations partenariales et institutionnelles sur la forêt à l’IGN. Il répondrait uniquement à un besoin spécifique, non comblé à ce jour : suivre le volume de la biomasse de la forêt tropicale, pour nous la forêt guyanaise. Elle joue un rôle majeur dans le cycle du carbone, qui joue lui-même un rôle majeur dans la mécanique du changement climatique. » 

Le dispositif européen d’alerte incendies

Le système européen d’informations sur les feux de forêt (Effis) fournit des informations historiques et instantanées sur les feux de forêt en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il utilise les images des satellites Sentinel pour localiser les événements en cours. Il y ajoute des modules de prévisions météorologiques et d’évaluation des risques. Tous les acteurs impliqués peuvent ainsi anticiper, optimiser et coordonner leurs interventions d’urgence, de prévention ou de réparation. Ici, une cartographie du risque d’incendie au 1er août 2022.

Retrouvez cet article dans la version papier d'IGN MAG

Numéro 109 - Été 2024

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Mis à jour 11/10/2024