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Observer la Terre changer, au millimètre près

Derrière chaque carte ou application cartographique, il y a un procédé mis au point voici près de 400 ans. La géolocalisation a ainsi su se rendre indispensable dans nos vies quotidiennes. On sait moins le rôle qu'elle joue en matière d'observation de la Terre, pourtant essentiel dans un contexte de changements climatiques.

Publié le 31 mai 2024

Temps de lecture : 10 minutes

« Ces messieurs de l’Académie m’ont fait perdre plus de territoires que tous mes ennemis » aurait dit Louis XIV, en découvrant le véritable dessin des côtes françaises, établi par des cartographes. C’est à l’époque du Roi Soleil que naît la géolocalisation, ce procédé qui permet de positionner précisément un objet ou une personne sur un plan ou une carte, à l’aide de coordonnées géographiques fiables. 

Ancestrale, cette discipline s’avère aujourd’hui essentielle pour étudier et quantifier les conséquences du changement climatique sur les territoires, et ainsi mieux les modéliser afin de les anticiper. La géolocalisation s’appuie notamment sur la géodésie, c'est-à-dire la détermination fine des dimensions, de la forme et du champ de pesanteur de la Terre grâce à des mesures précises d’angles, de distances ou d’altitude. Ces travaux géodésiques ont d’abord une fonction militaire : « À l’époque où l’artillerie se développait, il était crucial de connaître finement la topographie du territoire, afin de placer judicieusement les forts et les armes, et de calculer au mieux les angles de tirs », raconte Charles Velut, coordinateur de la mission Géolocalisation à l’IGN au service Géodésie et de métrologie. D’ailleurs, l’IGN, créé en 1940, est le successeur du Service Géographique de l’Armée. Ensuite, dans le sillage de Spoutnik et de son fameux bip-bip, la géolocalisation fait un bond fulgurant en avant. 

Satellites du système de positionnement par satellites européen Galileo © ESA/CARRIL Pierre, 2011

« Dès le début des années 60, grâce aux satellites artificiels, on a pu concevoir puis construire des systèmes globaux de navigation par satellites, désignés sous le sigle de GNSS (Géolocalisation et Navigation par un Système de Satellites) », poursuit Charles Velut. Le premier d’entre eux, nommé TRANSIT, est mis en service en 1964 par l’US Navy. Suivront, à partir de 1995, le célèbre GPS (Global Positioning System), également américain, puis le russe Glonass, le chinois Beidou et l’européen Galileo, le seul système de gouvernance civile.

Les GNSS fonctionnent à partir d’une constellation de plusieurs satellites, qui embarquent chacun un émetteur radio et plusieurs horloges atomiques. Chacun de ces satellites émet en permanence un signal radio contenant les informations de sa position dans l’espace ainsi que de l’instant précis où le signal a été émis.

En combinant les informations émanant d’au moins quatre satellites, un récepteur - intégré à un smartphone, un avion, une voiture… - peut fournir la position à la surface du globe avec une précision variant de quelques dizaines de mètres au mètre, voire du millimètre pour certaines applications. « La performance des GNSS est aujourd’hui devenue un enjeu de société majeur, estime Charles Velut. Avec nos smartphones, chacun d’entre nous s’attend à pouvoir être positionné précisément, à tout instant, n’importe où sur le globe. Ce qui n’est d’ailleurs pas encore le cas à l’intérieur des bâtiments, ou dans les canyons urbains et qui nécessite encore d’améliorer ces performances ou d’hybrider les GNSS avec d’autres techniques. » 

La géolocalisation est également essentielle pour étudier l’évolution du système Terre sous l’effet du changement climatique, comme par exemple l’évolution du niveau de la mer. « Or, en moyenne, à l’échelle de la planète, celle-ci n’est « que » de 3 mm par an. Décrypter la vitesse d’élévation des eaux côtières dans différentes régions du monde nécessite donc de percevoir des évolutions sur le globe non pas à l’échelle du mètre, mais du millimètre », précise Laurent Métivier. « Ce qui nécessite non seulement d'accroître encore la performances des GNSS, mais aussi de connaître très précisément le repère à l’aune duquel les satellites mesurent ces évolutions. »

Fort de son expertise historique en géodésie spatiale, l’IGN a la charge de déterminer, depuis 1985, le repère international de référence terrestre (ITRF) au profit de toute la communauté internationale. Ce socle indispensable aux astronomes, géophysiciens et climatologues du monde entier, c’est le barycentre du système Terre, soit le centre de masse du noyau de la Terre. « Le problème, c’est que la position de ce barycentre change tout le temps, au gré des différents phénomènes internes et de surface qui agitent notre planète », décrypte Laurent Métivier, Directeur de recherche à l’IGN et à l’Institut de Physique du Globe de Paris (IPGP) dans l’équipe en charge de la réalisation du repère international. « Ce qui est problématique quand on veut mesurer des changements infimes. Pour l’estimation de l’élévation des mers, qui n’est en moyenne que de 3 mm par an, une différence d’1 mm sur la position du barycentre suffit à fausser les données. C’est la raison pour laquelle nous devons régulièrement la recalculer. »

Puisque ce barycentre est le point autour duquel orbitent tous les satellites, les experts doivent, afin de déterminer l’ITRF, calculer la position de plusieurs de ces satellites au centimètre près, ce qui leur permet de remonter au foyer de leur orbite. Pour ce faire, ils centralisent, traitent et analysent des données émanant de différents laboratoires et organismes partenaires du monde entier. Ces données sont collectées grâce à plusieurs techniques de géodésie : les GNSS - Galileo et GPS principalement -, le système français DORIS constitué, à l’inverse des constellations, de balises implantées au sol émettant des signaux radio en direction des satellites, mais aussi la méthode consistant à tirer au laser sur des satellites dédiés. Les calculs sont affinés en mesurant la position de la Terre par rapport à différents astres émettant des ondes radio, grâce à des réseaux de radiotélescopes.

Iceberg flottant, baie de Disko, Groenland

Tous les cinq ans, l’IGN publie ainsi une nouvelle mise à jour de l’ITRF. La dernière en date - l’ITRF2020 -, qui s’appuie sur les observations réalisées jusqu’à décembre 2020, porte la précision du repère au niveau du centimètre, voire du millimètre. Connaître le repère avec un tel niveau de finesse permet d’améliorer les performances des GNSS et, par conséquent, d’obtenir des mesures fiables sur les évolutions du globe en cours. Mais cela va plus loin : l’IRTF lui-même est un outil de mesure des impacts du changement climatique. « Puisque le barycentre est un point d’équilibre des masses, alors si la distribution des masses à la surface du globe change, cela impacte la position dudit barycentre, explique Laurent Métivier. Chaque année, plusieurs centaines de gigatonnes de calottes glaciaires fondent. Mais ce n’est pas symétrique : la fonte est plus intense au Groënland qu’elle ne l’est en Antarctique. L’eau résultante se redistribuant vers l’équateur, il y a moins de masse au nord qu’au sud. En analysant finement la position du barycentre, nous sommes en mesure de quantifier précisément cette fonte. Et ce que l’on observe de façon claire, c’est que la perturbation est énorme : la fonte des glaces actuelle est d’ampleur phénoménale. Le repère terrestre constitue également un outil précieux pour quantifier précisément des déplacements de terrain engendrés par des séismes ou des éruptions volcaniques. » Armés des procédés de géolocalisation du 21ème siècle, en constant progrès, géophysiciens et cartographes toisent notre planète et ses évolutions au millimètre près. Pas sûr que le Roi Soleil eut apprécié.

Émilie Martin

Mis à jour 24/06/2024