« Le paysage, partie sensible du territoire »

À une époque où l’on cherche à stopper l’artificialisation des sols, travailler sur le paysage permet de prendre le recul suffisant pour repenser nos territoires de manière plus globale. Entretien avec Jacqueline Osty, paysagiste et Grand prix de l'urbanisme 2020, à l'occasion de la publication de l'édition 2023 de l'Atlas IGN des cartes de l'anthropocène.

Publié le 02 octobre 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Pourriez-vous nous donner une définition du paysage ? À quoi sert-il dans les projets d’aménagement du territoire ?
Le paysage est le résultat d’une forme d’alchimie qui croise de nombreuses thématiques. Une notion transversale, fragile, importante pour moi, car elle fait appel au sensible. Parlez à quelqu’un des paysages de son enfance et vous verrez que tout un système de résonances très complexe se met en place. Lorsque vous vivez à un endroit, vous êtes forcément sensible à son paysage. Aujourd’hui, on parle beaucoup du paysage au travers de son aspect environnemental, mais c’est un peu restrictif. Ce paysage est éminemment culturel, il s’appuie autant sur des données historiques que géographiques, géologiques, écologiques, sociales ou artistiques. Tout cela fabrique des lieux et des imaginaires. C’est le rôle du paysagiste d’agir sur ces espaces extérieurs. Sur les jardins, tout d’abord, qui sont des mondes clos. Mais, de plus en plus, sur les espaces publics qui sont des mondes ouverts. Cette connexion mentale que permet le paysage est essentielle lorsqu’on réfléchit à l’aménagement d’un territoire, à la construction d’un nouveau quartier ou d’un parc, par exemple. Quand je travaille sur un paysage, je n’ai pas de recette. Pour chaque lieu, j’ai l’impression de commencer une nouvelle histoire en fonction de ce que je perçois. Il est important de penser le paysage comme un système de liens et d’articulations. Une continuité entre plusieurs espaces et non pas sous son seul aspect d’agrément et d’embellissement.

Comment la prise en compte de ce paysage a-t-elle évolué dans le travail d’urbanisme ?
La pandémie a accéléré et mis l’accent sur la nécessité d’avoir des espaces de nature à proximité. Mais la tendance était déjà là. La crise climatique, la question de l’espace urbain, des pollutions des sols amène régulièrement le sujet au cœur des débats, même si c’est un peu trop sous son seul aspect environnemental, comme je le disais précédemment. Cette prise de conscience a changé le rôle du paysagiste. Autre- fois, la question de l’urbanisme était une histoire de plan de masse dévolue aux architectes. On appelait ensuite les paysagistes pour travailler sur l’espace résiduel. On commence aujourd’hui à réfléchir à des projets communs. Quand on travaille à la transformation d’un lieu, il faut chercher de l’information au-delà du seul périmètre de ce lieu pour comprendre comment il est connecté, quelles sont ses interactions, les usages qui y prennent place. Même si un architecte sait le faire avec l’environnement proche du site, le paysagiste va chercher ces interactions beaucoup plus loin. C’est une démarche inverse. Une inversion du regard.

En quoi la carte peut-elle aider dans ce caractère sensible du paysage ?
La carte constitue une mémoire qui a la capacité à révéler des éléments pérennes d’un territoire. Le sol vous donne en héritage les lois de sa transformation. Il y a toujours besoin d’un travail d’observation et de lecture du paysage pour comprendre l’espace dans lequel on est amené à intervenir. La carte au 25 000e est un outil formidable capable de révéler des données sur l’eau ou l’occupation des sols. Plus largement, elle donne énormément d’informations, aussi bien sur le relief et la topographie que sur des zones végétalisées ou urbaines. Les cartes, qui étaient dessinées autrefois « à pas d’homme », ont une approche extrêmement sensible. Elles comportent des indications qui sont de l’ordre du perçu, par la personne qui en faisait les relevés et les dessinait. En lisant une carte, on détecte des éléments qui donnent une spécificité à un paysage particulier. C’est cette dimension du sensible qui m’intéresse. Ce sont des outils précieux au même titre que la photo aérienne.

Comment fait-on aujourd’hui pour faire entrer de la nature dans les villes ?
Cette question appelle plusieurs sujets. Celui de la nécessaire densification des villes tout d’abord. On a besoin de reconstruire la ville sur elle-même pour lutter contre l’étalement urbain et l’artificialisation des sols. On touche à la question du réemploi de ce qui existe déjà pour éviter la démolition systématique. Tout est une question d’équilibre. Dans ce domaine, il y a les notions de temps et de patrimoine qui entrent en jeu. Il est important de savoir préserver des espaces qui n’ont pas d’usage précis, même si on ne sait pas forcément ce que l’on va en faire. L’important est de permettre d’anticiper l’urbanisation, de penser le temps long de la ville. Changer d’échelle pour chercher à l’inscrire dans un système de paysage plus global, qui viendrait connecter les quartiers. C’est important d’assurer des continuités, qu’elles soient temporelles ou territoriales. Ensuite, il y a la question du réchauffement climatique et celle des aménités, qui garantissent aux habitants d’avoir plus de fraîcheur, de nature. Ça nécessite de préserver des espaces vides dans la ville qui soient des biens communs, qui permettent de conserver de bonnes proportions. La densité d’une ville n’est plus possible à mon sens que dans la mesure où l’on prévoit un bon équilibre entre bâti et espaces ouverts.

Cette approche ne peut-elle pas accélérer l’objectif de « zéro artificialisation nette » des sols ? Sommes-nous obligés d’attendre l’échéance fixée à 2050 ?
On aimerait que ça aille plus vite, mais on se confronte à des sujets d’équilibre des territoires, la nécessité de loger sa population, de développer des bassins d’activités économiques qui demandent d’étendre des parcelles constructibles. Ce qui est en jeu ici, c’est aussi le principe de la maison individuelle. Ce sont des sujets compliqués qui touchent au modèle de société, au même titre que la voiture. On est obligés d’y aller, mais ça va prendre du temps. Les hommes ne se soignent que quand ils sont malades, c’est bien connu. Ça demande de changer les mentalités, les imaginaires. Quand on fait notre métier on essaye de sensibiliser, mais on n’est pas nécessairement entendu ni suivi. L’urbanisation est un peu comme un énorme bateau. Vous ne pouvez pas l’arrêter comme ça du jour au lendemain. Il y a une force d’inertie importante. 

Jacqueline Osty, paysagiste, est reconnue pour son travail où les préoccupations patrimoniales, urbaines et environnementales sont toutes intégrées à la conception des projets. Elle a fondé l’Atelier Jacqueline Osty & Associés (AJOA) qui travaille sur des projets de nature et d’échelle extrêmement variées : parcs urbains, places et autres espaces publics. Pour ses réalisations, Jacqueline Osty a été récompensée à plusieurs reprises, dernièrement en 2020 avec le Grand Prix de l’urbanisme.


L'occupation des sols, on s'en occupe ensemble ?

Face aux défis posés par le changement climatique, l’IGN a pris l’initiative de publier annuellement l’atlas Cartographier l’anthropocène. Cet ouvrage de référence s’appuie sur la richesse des données de l’IGN et de ses partenaires pour représenter les conséquences de l’empreinte humaine sur le territoire. L’édition 2023 s’arrête en particulier sur la question de l’occupation des sols. L’IGN, cartographe du service public et opérateur de données de la planification écologique veut illustrer à travers cet atlas sa vocation à délivrer du savoir utile à la décision pour réussir la transition écologique.

Mis à jour 10/10/2024